Voilà, c’est
fait ! Le projet Déplaces, c’est parti. Nous voilà
dans le vif du sujet. Mercredi 8 février, une vingtaine de
personnes, dont beaucoup sont en situation de migration, se sont
données Rdv au musée de la Danse à Rennes pour se rencontrer,
partager musiques et danses l’espace d’un instant, comme une
respiration, une parenthèse aussi. Chacun d’entre nous en a
besoin, pas seulement ces jeunes venus de Géorgie, Russie, Mali,
Guinée, Burkina-Faso, Afghanistan… qui font pour certains
péniblement leurs premiers pas en France, se heurtant à la
lourdeur, quand ce n’est pas l’incompréhension, de la machine
administrative, à la précarité, l’incertitude… Nous sommes
tous-tes là réunis-es pour danser à l’unisson au gré des
propositions de chacun-e.
Le
corps – celui des autres, de tous les autres – est au cœur de ma
participation observante : celui des participants, mais aussi le
mien qui, je le sens, va être mis à rude épreuve ! Ma posture
n’est pas très orthodoxe car habituellement les sociologues optent
pour une posture d’extériorité par rapport à leur objet,
observent à distance plutôt qu’une observation du dedans,
c'est-à-dire de l’intérieur. Mais peu importe, cette façon de
faire de la sociologie est la mienne et elle s’est même
accentuée, puisqu’aujourd’hui j’y joins le corps, le geste et
la parole au risque que certains collègues disent de mon travail que
« ce n’est pas »1
ou « plus » de la sociologie, comme s’il y avait une
seule et unique manière de faire de la sociologie, voire de la
science…
Dans cette
recherche-action, ma posture est
guidée par l’hypothèse suivante : pour rendre compte de ce
qui va se jouer dans ces ateliers rassemblant des jeunes et moins
jeunes, de garçons et des filles, des Français et des étrangers,
des majoritaires (au sens sociologique/politique du terme et non
numérique) et des minoritaires, etc., je vais tenter de le faire
avec tout mon corps dansant, transpirant, se marrant avec le
groupe. De toute façon je n’ai pas le choix – ou plutôt je fais
ce choix – car se poster pour observer, rester les bras ballants ou
pire, avec un ordi ou en prenant des notes, est impossible, personne
ne le permettrait ! Marine, l’une des chorégraphes, m’a
prévenue en rigolant : « ici
tout le monde danse ! ».
Alors oui, c’est bon, j’y vais parce qu’un peu d’incarnation
ça ne peut pas faire de mal ! (E. Fiat). C’est ce que nous
avons décidé d’expérimenter avec mon collègue sociologue Omar :
saisir au plus près le langage des corps en action afin de découvrir
les représentations pour mieux les discuter ensuite...
Mais
au fond, non seulement je ne rechigne pas à « y aller »
mais j’y vais avec plaisir, curiosité, avidité. Ce faisant,
j’assume pleinement ma posture de sociologue impliquée qui
conjugue activité de chercheur et préoccupations politiques (au
sens étymologique de « qui concerne les citoyens »).
Si
Déplaces est, comme je
le pense, un projet qui entend déplacer, dépasser, faire fi des
frontières et des appartenances pour rire un instant, alors,
ce mercredi 8 février, on s’est bien marré parce que on s’est
joué de nos appartenances et distance réelle ou symbolique : « toi
Keti, tu viens de Géorgie, qu’est-ce que tu as envie de partager
avec nous ? ». Keti, radieuse, nous invite à la
suivre et nous entraîne avec volupté dans une danse de « chez
elle ». Malgré l’imprécision des mouvements, les
hésitations des corps, les uns-es et les autres portés-es par
l’énergie du groupe y vont sous le regard bienveillant des
autres. Une forme d’échoïsation s’observe d’emblée, dès les
premiers pas. Finalement on ne sait pas ce qu’est la danse
géorgienne, on en a une petite idée, mais là n’est pas
l’essentiel : une connivence des corps et des émotions
générées par les corps en mouvement s’installe et ensemble, on
danse ! C’est le tour d’Abdul qui entraîne le groupe en
Afghanistan… Puis quelqu’un a dit « et les danses
bretonnes ? Qui connaît ? » en s’adressant aux
locaux de l’étape et là on a aussi vraiment rigolé parce que
personne ne sait, mais on a quand même essayé en faisant une ronde,
on s’est pris les petits doigts et c’est parti… Rude épreuve
pour nos petits doigts « on n’avait qu’à pas… ».
Et là on s’est dit « n’importe quoi cette histoire de
danse bretonne, c’est pas parce que l’on vit à Rennes, en
Bretagne, que l’on sait… ». Un pied de nez, une façon
de se rappeler que renvoyer les individus à leurs origines (réelles
ou supposées) comme ça, à travers la danse, ce n’est pas très
grave parce que l’on n’est pas dupe et que l’on a envie de
dépasser cela et de se re-connaître vraiment, le temps d’une
danse…
Finalement faire
de la sociologie avec son corps, c’est pas mal ! Car, pour
venir danser avec les autres, il ne faut pas simplement avoir des
catégories de perceptions, il ne faut pas seulement avoir les
habiletés motrices, kinesthésiques… il faut aussi avoir les
désirs. Il faut vouloir prendre à bras le corps cet univers, avoir
envie de venir danser, là où s’entretient le désir d’être
(apprenti) danseur parmi les (apprentis) danseurs et de danser. Venir
là, c’est prendre du plaisir à déchausser ses chaussures,
enlever son manteau, respirer les odeurs des corps des autres,
accorder le rythme de son corps à celui des autres… Là, le Moi
s’étend vers le monde des autres, et les autres à leur tour
deviennent des habitants du Moi.
Anne Morillon /
Omar Zanna
1 .
Becker H. S., Les Ficelles
du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales,
Paris, La Découverte, 2002. Voir en particulier le chapitre
intitulé « Ce n’est pas (telle ou telle chose) » :
p. 249-253.