Déplaces – séances des 29 et 30
mars 2017
Anne Morillon
Nous en sommes à un moment
critique du projet parce que se pose la question de sa restitution le 16 mai
dans le cadre de la manifestation culturelle Rennes au pluriel organisée par la ville de Rennes. Qu’est-ce que
nous voulons donner à voir à cette occasion ? Pour moi, c’est une question
très complexe qui suppose une grande vigilance à plusieurs titres d’ailleurs.
D’abord, le contexte de cette
restitution n’est pas anodin, il se déploie dans un cadre officiel organisé par
une municipalité qui s’interroge depuis fort longtemps sur la place de l’autre,
de l’étranger, dans la ville. Rennes au
pluriel s’inscrit à la fois dans la continuité et en rupture avec ce qui
s’est fait à Rennes depuis le début des années 1980 : fête l’immigration (quand il s’agissait de prendre acte de la
sédentarisation des immigrés et de leur famille alors que jusque-là (et d’une
manière générale – je ne fais pas ici dans la nuance) les immigrés, des hommes
seuls, étaient perçus comme une main-d’œuvre d’appoint, temporaire donc) puis Convergences culturelles (quand la
question du « vivre ensemble » s’est progressivement imposée comme
essentielle avec un intérêt pour la culture de l’autre et la diversité
culturelle). La filiation existe bel et bien, mais à travers Rennes au pluriel, la ville de Rennes
semble prendre de la distance avec l’approche dite interculturelle qui a pu produire
(là encore je ne fais pas dans la dentelle) des effets inattendus : au nom
de la valorisation de la différence culturelle, l’autre, l’étranger est réduit
à la culture qu’il est censé incarner à chaque instant de son existence, dans
chacune de ses attitudes, de ses décisions… Cette représentation peut alimenter
paradoxalement la mise à distance de l’autre, voire sa mise à l’écart, alors
qu’elle prétend construire les conditions propices au « vivre
ensemble ». Rennes au pluriel
met davantage l’accent qu’auparavant sur l’histoire et la mémoire de l’immigration
(qui est d’ailleurs un domaine très récent de l’historiographie nationale) à
Rennes. Ce faisant, la ville de Rennes s’emploie à mettre en œuvre l’idée selon
laquelle l’histoire des immigrations à Rennes fait partie de l’histoire de la
ville et n’est pas une histoire à part, spécifique. Le changement le plus
important, me semble-t-il, c’est l’encrage progressif des propositions de cette
manifestation sur la place de l’autre dans la ville dans des rapports sociaux
complexes : solidarité et rejet, inclusion et exclusion, racisme et
discrimination, xénophobie, lutte pour la reconnaissance et l’égalité,
convergences des luttes… Mais tout centré sur la lutte qu’il soit, ce temps
fort reste une opération institutionnelle elle-même porteuse de contradictions
inhérentes à ce type de manifestation : normative et rebelle à la fois.
Une restitution dans ce cadre-là n’est
donc anodine. Elle engage évidemment les « intervenant.e.s » –
chorégraphes, photographe, sociologue, l’association Danse à tous les étages –, mais aussi et peut-être surtout les
participant.e.s dont une partie sont des jeunes migrant.e.s. L’autre,
l’altérité, ne se résume pas à l’étranger ; l’autre ça commence avec celui
/celle qui n’est pas soi. Mais ici l’autre, c’est surtout le/la jeune migrant.e
qui pour certain.e.s éprouvent l’expérience douloureuse de la précarité, de la
peur, de l’incertitude et en même temps l’expérience de la rencontre, de
l’accueil, de l’échange, toutes ces choses positives que nous essayons – en y
arrivant je crois – à mettre en œuvre dans les ateliers. Cette ambivalence est
perceptible chez un certain nombre : ils/elles hésitent entre savourer ce
moment d’insouciance, de solidarité, de bienveillance et témoigner de leurs
inquiétudes, de leur quotidien marqué par la peur de se faire arrêter par la
Police ou les rendez-vous à la fois attendus et redoutés à la préfecture et la
recherche d’un toit pour dormir… Ces histoires-là ont bien sûr leur place dans
une manifestation comme Rennes au pluriel,
mais est-ce cela que nous voulons donner à voir ? Pas si simple. Exprimer
dans cette restitution les moments de bonheur qu’ont été ces ateliers n’est pas
complètement satisfaisant car n’est-elle pas l’occasion de partager avec les
spectateurs sa condition fragile de migrant.e ? Et en même temps, c’est
insupportable d’être réduit.e à cela. Nous en sommes là : véritable
dilemme que nous allons tenter de dépasser lors de la prochaine séance.
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